Philippe Soupault

Extrait de « Journal d’un fantôme »

de Philippe SOUPAULT

Éditions du point du jour

3ème trimestre 1946

24 décembre 1945

 

De nouveau grippé, je reste couché. Je lis avec attention les revues parues ce mois-ci, les quatre du moins que j’ai reçues. Que de talent ! La partie critique est exceptionnellement brillante. Je suis en admiration devant la virtuosité de la grande majorité des collaborateurs. Analyses, comptes rendus, considérations sont justes, pertinents et d’une évidente intelligence. L’esprit critique triomphe à chaque page.

A la fin de mes lectures je suis un peu ébloui, comme après un feu d’artifice, et je repense à la phrase d’A. B., qui me disait « Ils sont trop intelligents. » On risque d’être injuste – parce que l’on souhaiterait plus d’enthousiasme et de jeunesse. Il est hors de doute, si j’en juge d’après mes lectures récentes, que l’hypertrophie de la critique est étouffante. Le sens de la mesure est peut-être louable, mais il est lassant. Je me pose cette question « Est-ce l’influence de Valéry ou celle de Gide? » A peine un ouvrage vient-il de paraître qu’il est aussitôt disséqué. On ne lui laisse pas le loisir de vivre. On ne permet plus à un auteur de se tromper. Surtout, on ne lui laisse pas le temps de se rendre compte lui-même de son erreur.

Dans tout le domaine intellectuel, cette perspective et cette rapidité de la critique ne peuvent plus avoir qu’un effet dissolvant. On attend que les créateurs secouent cette sorte de tyrannie et imposent le silence à la toute puissante critique.

Je reçois la visite d’un très jeune homme. Pourtant, il a, me dit-il lui-même, vingt-deux ans. Et il ajoute : « Je suis un débutant. » Il aime la poésie avec passion, s’exclame-t-il et il reprend en me regardant bien en face « C’est pour cela que je suis venu vous voir…» Nous parlons de Rimbaud, de Lautréamont. Et je l’interroge. Il me raconte sa vie avec une très remarquable modestie.

Interné dans un camp de concentration, il s’évade et gagne le maquis. Il est amené en Angleterre pour suivre un entraînement spécial (tout à fait spécial) de soldat parachutiste. Il est parachuté en Hollande, regagne l’Angleterre et part en permission pour le Midi de la France. On l’arrête parce qu’on le prend pour un parachutiste allemand. On ne le relâche que trois semaines plus tard, sans un mot d’excuses. Il veut retourner en Angleterre et passe par une ville de France où on l’arrête de nouveau comme parachutiste allemand, mais cette fois pour trois jours. On l’envoie ensuite de garnison en garnison, pour lui faire oublier son entraînement spécial. Puis il est démobilisé et on le jette sur le pavé avec douze cents francs en poche. Il arrive à Paris et peut difficilement trouver une chambre dans un hôtel borgne. Il cherche une place dans un journal, « pour manger », dit-il.

Aucune amertume, du moins en apparence. Quand il se souvient, il ferme quelquefois les paupières très doucement. Mais il sourit, il s’anime, il gesticule dès que nous reparlons de poésie.

Ses jugements sont justes, parfois sévères, lorsque des poètes l’ont déçu, mais il est tout joyeux quand il peut louer sans réserve « Ah! H. M. (1), dit-il, M. lui il est bien, ah oui, il est bien. » Il ne se fait pas beaucoup d’illusions. Il sait que la vie va être dure, mais il en a tant vu qu’après tout, cette nouvelle lutte ne l’effraye pas. Il se moque gentiment de lui-même. « Comme Rastignac », commente-t-il avec un sourire.

Il me demande, à mon tour, mes impressions de prison. Et il approuve certaines de mes réactions. Quand je parle de la camaraderie je vois son visage tout à coup s’éclairer. Ses camarades, comme il en parle avec amour, avec passion. Il compte sur eux, il est sûr d’eux.

Après son départ, je reprends la lecture des revues et m’étonne de ne pas retrouver cet enthousiasme que j’ai vu briller dans les yeux de mon visiteur.

Vers dix heures on frappe de nouveau à ma porte. C’est le jeune poète qui vient me faire lire un conte. Très gêné, mais décidé, il me lit son texte très étrange, inquiétant, contenant de très beaux passages. Influence nette mais pas directe du surréalisme..

Cette lecture a dissipé la timidité de mon visiteur. Il est toujours aussi modeste mais se laisse aller. Il me raconte alors sa vie depuis 1942. Une série d’aventures incroyables, douloureuses : prison, maquis, condamnation à mort, brutalités, évasion, de nouveau le maquis, puis la prise de Tulle, les 99 pendus, la prise de Limoges et la libération, les réquisitions, Paris, l’inquiétude, le manque d’argent, les saouleries… Avec une douceur enfantine et un sourire gêné il me décrit les plus extravagantes journées, les nuits les plus folles qu’ait pu vivre un homme. Ce garçon de vingt-deux ans est resté d’une « pureté » que les jeunes ronds de cuir ou les petits ambitieux sont incapables de connaître.

Je lui demande s’il écrira ses souvenirs. Presque indigné, et brusquement, il me répond : « Non – Sûrement, non… Je veux écrire des poèmes ou des contes… » Dans ses prisons et dans le maquis il a beaucoup lu. Il semble s’excuser de n’avoir pas eu le temps de tout lire. D’après ses récits je comprends que c’est un homme qui aime se battre. Quand il raconte une bagarre il se met aussitôt en garde, comme un boxeur, et je remarque que son visage change, que son regard durcit.

Au cours d’un de ces récits il précise que, à Tulle, je crois, il a pris part à un combat. Ses camarades et lui mirent le feu à une école où étaient cantonnés des soldats allemands qui, enfumés, sortirent de l’école et furent abattus l’un après l’autre. Il semble se réjouir de ce souvenir. Je lui offre une tasse de chocolat, vers minuit. Il lève gentiment sa tasse en m’affirmant qu’il adore le chocolat. Il me dit que les deux dernières nuits de Noël, en 1943 et 1944, il les a passées en prison.

Il reprend bien vite ses questions sur la poésie. Puis il s’en va, en me remerciant d’avoir écouté la lecture de son conte. Et en le voyant partir, si heureux d’avoir parlé de poésie, je pense que c’est moi qui devrais le remercier. Je me promets de ne plus le quitter de vue. Je crois qu’après ce qu’il a vécu, rien, pas même le succès, ne pourra le gâter ou l’éloigner de la poésie.

Je suis réveillé, vers je ne sais quelle heure, par des braillards qui ont trop bu pendant leur souper du réveillon. Ils hurlent une rengaine de 1938 dont je ne sais même plus le nom mais dont je reconnais l’air. Cela me reporte tout à coup sept ans en arrière. Je suis furieux, et ma colère m’éveille définitivement. J’allume la lampe de chevet. Mes yeux tombent sur le fauteuil que je n’avais pas rangé et où était venu s’asseoir mon visiteur, le poète.

Je repense à sa vie pendant ces trois dernières années, et je regrette d’avoir eu la paresse de ne pas noter tous les détails de cette aventure que ceux qui n’ont pas connu les mêmes souffrances ne voudront pas croire. Pourtant je sais, moi qui l’ai entendu, qu’il n’a pas menti. On ne parle pas de la faim, des souffrances de la faim, comme il m’en a parlé, si l’on n’en a pas souffert – et surtout de la joie qui, plusieurs mois après l’avoir éprouvée, transfigurait son visage quand il me décrivait sa satisfaction d’avoir bu du lait (« au moins un demi-litre ! » déclarait-il) après trois jours de marche sans manger.

Parmi toutes les angoisses, les tristesses, les déceptions qu’il a connues, ce qui paraît l’avoir le plus affecté c’est que les trois camarades (qui furent fusillés, après son évasion) condamnés à mort en même temps que lui, se désolidarisaient, qu’ils le traitaient d’aristo (sic) parce qu’il écrivait, qu’il lisait et qu’il citait des vers. Peut-être ce garçon a-t-il connu ce qu’a vécu Rimbaud ? Mais il ignore encore les milieux littéraires qui dégoûtèrent tant R. Ce qui est étrange c’est qu’il ait envie de les connaître. S’il est déçu, ce qui est probable, (je sens déjà que l’attitude de certains poètes l’inquiète) comment réagira-t-il ? Prendra-t-il de nouveau le large. Il me racontait qu’il avait vu un mauvais film (François Villon, je crois) mais qu’à un moment donné quelques phrases l’avaient fait tressaillir. Il citait de mémoire (et à mon tour je cite de mémoire) « Mon âme est comme un chien, vous ne pouvez pas l’enfermer, elle veut sortir… » Pour ne pas décevoir un garçon pareil, il faut que la poésie représente toujours la plus grande liberté et je prends ce mot dans le sens que je ne veux pas cesser de lui donner.

Les braillards (il me semble que ce sont d’autres braillards) chantent plus fort. Ils « s’amusent ». J’ai envie d’aller leur casser la gueule. Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Aimons-nous les uns les autres. Je crois qu’il est temps que j’éteigne ma lumière.

 

(1) H.M. : Henri Michaux